JEUDI 23 Mars 2023
Lieu : Faculté de Philosophie, salle Maria Ossowska, 3 rue Krakowskie Przedmieście
Transmission : YouTube
Langue : français, polonais (traduction simultanée)
L’événement est organisé en coopération avec la Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie.
PHILOSOPHIE : Science(s), expertise et société : la philosophie face aux transformations du monde contemporain
09.30-10.00 Accueil des invités : Paweł Łuków (doyen de la Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie) et Laurent Tatarenko (directeur du CCFEF)
10.30-12.30 Table ronde
Président de séance : Ariadna Lewańska
14.00-16.00 Conférence-débat :
Modérateur : Michał Kozłowski (Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie)
Discutants : Fabienne Brugère le Blanc, Vincent Delecroix, Małgorzata Jacyno, Ariadna Lewańska, Stéphanie Ruphy
Descriptif
Les rapports entre la rationalité et la société démocratique ont commencé d’une manière violente – par la mise à mort de Socrate accusé de corrompre la jeunesse. Comme nous le savons, une telle aventure n’est guère impensable aujourd’hui. D’un côté, nos sociétés ont adopté la science comme idéal de rationalité. De l’autre côté, celle-ci possède de nombreux ennemis puissants, issus des recoins les plus sombres et très souvent bien organisés.
Toutefois la science elle-même est-elle capable d’assumer ce rôle immense de guide de l’humanité ? La communauté scientifique est-elle exempte de la « présence du mythe » et du poids des préjugés ? Plus généralement, une telle communauté existe-t-elle ? La science est soumise à des pressions très diverses : celle du marché capitaliste en quête de technologie, celle des bureaucraties visant à la mesurer et à la réguler ainsi qu’à celle de l’opinion publique de plus en plus divisée et idéologisée.
Tous ces maux sont-ils extérieurs à la communauté scientifique ou bien est-elle partie prenante de cette affaire ? La course aux financements et au prestige, la crise généralisée de l’enseignement supérieur subordonnée aux exigences de l’économie, la spécialisation croissante ou encore les vieilles querelles entre les sciences de la nature et les sciences sociales contribuent aux divisions profondes du monde scientifique. Face à ces problèmes nous proposons de réfléchir sur trois thèmes principaux :
– La philosophie reste-elle encore une forme de médiation entre la science et la société ?
– Quelle est la place de l’autorité et de l’expertise dans les sociétés contemporaines ?
– Jusqu’à quel point et comment faut-il défendre la science aujourd’hui ?
RÉSUMÉS
Stéphanie Ruphy : De chercheur à expert : quelles responsabilités dans une société démocratique
L’expertise scientifique occupe aujourd’hui une place centrale dans nos sociétés. Un expert doit-il être neutre pour être légitime ? Cette intervention discutera différents rôles possibles de l’expert selon différentes visions de l’articulation entre science et politique.
Urszula Zbrzeźniak : Le philosophe est-il un expert ?
L’intervention examinera la place spécifique de la philosophie dans la science et dans la société. Les penseurs, et cela forme une règle dans la philosophie continentale, ont eu l’habitude de prendre leurs distances par rapport à la science et par rapport à un projet de société qui voudrait traiter la première comme le seul point de référence. Les penseurs se montraient circonspects face à la science ou, plus précisément, face à l’apologie non critique des possibilités offertes par la science, soulignant la neutralité axiologique de celle-ci, dont le caractère positif est loin d’être évident. Il a également été souligné que la posture scientifique elle-même laissait apparaître des formes de violence. Si l’on admet que de tels arguments critiques ne sont pas totalement infondés, il convient de formuler quelques interrogations. La première concerne la fonction sociale de la science, sa place, mais surtout le rôle des scientifiques dans la société. Parmi les représentations de la société idéale, apparaît le rêve d’une société technocratique dirigée par des experts. Se pose alors la question suivante : voulons-nous vraiment vivre dans une communauté dirigée par des experts ? La deuxième question est de savoir si la science est neutre et si elle contient, comme le soutenaient les représentants de l’école de Francfort, des éléments de violence. Si tel est le cas, serait-il possible de les éliminer ou de limiter leur influence ? La troisième question qui sera abordée est celle de la place de la philosophie dans l’espace du savoir. Ce problème devient particulièrement important dans le cas des penseurs qui expriment un avis critique. Dans ce cadre, il faudrait examiner ce qui les légitime à considérer de manière négative la science et l’activité des scientifiques. De la même façon, qu’est-ce que la « vérité » philosophique par opposition à la vérité scientifique ? Tous les problématiques et questions mentionnées ci-dessus deviennent particulièrement importantes dans les sociétés contemporaines, dont la vie devient de plus en plus dépendante de la science et de la technologie. D’une part, on peut dire que la science et la technologie sont guident le développement de la vie de la communauté et des individus. D’autre part, avec le renforcement de cette dépendance, il devient de plus en plus fréquent de voir une méfiance croissante envers la science.
Vincent Delecroix : Le pouvoir des croyances : questions actuelles en philosophie de la religion
Le récit traditionnel de la sécularisation occidentale a pu affirmer le déclin inexorable des religions, la perte de leur autorité « naturelle » et du principe d’autorité sur lequel elle repose, autant que l’affaiblissement de leurs pouvoirs sur le corps social et la communauté politique. Leur relative résistance, qui s’est accompagnée de profondes mutations internes, a contraint à revoir les présupposés. Mais la question aujourd’hui est moins désormais de débattre du sens, des fondements et des limites des théories de la sécularisation, que de comprendre la situation des croyances religieuse, dans un espace pluraliste qui est aussi celui d’une concurrence voire d’un conflit potentiel des autorités. Elle renvoie en tout état de cause à la nécessité d’un examen critique des fondements et des effets des croyances religieuses, en deçà de la question des institutions : ce qu’elles font de nous et nous font faire, tout autant que l’autorité dont elles se prévalent ou qu’elles prétendent à leur tour fonder. C’est l’un des enjeux majeurs de la philosophie de la religion aujourd’hui, pour laquelle la question du pouvoir des croyances religieuses revêt un caractère indissociablement épistémologique, anthropologique et politique. C’est cette triple dimension de la question qu’on tâchera ici d’aborder, ce qui implique notamment de revenir sur la distinction nécessaire entre autorité et pouvoir. Mais il est possible également que de tels éclaircissements nous oblige à remettre en question l’usage-même de la catégorie de la croyance.
Stanisław Krajewski : Philosophie et ordinateurs
Existent-ils des expériences historiquement nouvelles qui un sens philosophique fort ? Je le pense : les ordinateurs, par exemple, ont créé un nouveau type d’expériences. Leibniz en serait heureux ! Je pense que la philosophie du XXIe siècle doit tenir compte de cette nouvelle réalité. De fait, même les menaces sociales liées aux ordinateurs ont un sens philosophique. Ainsi, en échange de notre confort et des nouvelles possibilités, nous devons renoncer à la préservation de notre vie privée. Nous aborderons deux autres problèmes : l’impact possible de l’internet sur la vie universitaire et les conséquences de l’extension du monde virtuel pour notre compréhension de la spécificité de l’humanité. Aujourd’hui, nous avons des smartphones : chacun a toutes les encyclopédies dans sa poche. Cela exige un changement de l’enseignement scolaire et universitaire. Sachant que les détails et les faits sont toujours à portée de main, les évaluations ne peuvent plus se faire d’après les vieux modèles. La vérification du savoir purement factuel devient anachronique. Il n’y a toutefois aucune raison d’interdire l’utilisation des téléphones, même pendant les examens. Pour que le candidat évalué puisse produire un travail personnel, nous devrons lui proposer des tâches inhabituelles. Ce sera plus difficile. La pandémie a imposé les cours à distance. L’éloignement spatial entre l’enseignant et son public est devenu possible. Cela restera la nouvelle norme. Je suis persuadé que cela obligera à mettre en place une nouvelle structure des universités. Puisque chacun de nous mérite le meilleur enseignant possible, dans les différents pays se mettent en place quelques universités d’excellence, employant les meilleurs enseignants et ce sont leurs cours qui seront suivis – à distance – par des étudiants de tout le pays, voire des autres pays. Bien entendu, cela ne suffit pas, car il faut aussi des cours et des travaux pratiques. La plupart des enseignants universitaires seraient ainsi associés à des universitaires de premier plan comme une sorte d’assistants. Ce sera plus difficile pour tout le monde. Le deuxième problème est de définir la spécificité de l’existence humaine. L’intelligence ? Désormais, nous avons des robots. Sommes-nous simplement des robots biologiques ou quelque chose de plus ? Et si c’est le cas – et nous voudrions évidemment qu’il en soit ainsi, ou du moins je voudrais qu’il en soit ainsi – quel est ce « plus » ? Certains essaient d’utiliser le théorème de Gödel, mais il est possible de montrer que cela est insuffisant. D’autres évoquent les différentes compétences, l’usage de la langue, les sentiments. Cependant, de plus en plus de choses peuvent être rendues grâce à l’informatique, une quantité de choses incroyable. Une part croissante de notre humanité peut être reproduite numériquement. Y a-t-il des limites qui sauront se maintenir ? S’il y en a, alors – je pense – nous devons dépasser les cadres de la logique et le niveau de la subjectivité, en se tournant, par exemple, vers l’intuition de la philosophie du dialogue et vers la sphère supra-subjective et difficile à saisir de la spiritualité.
Fabienne Brugère Le Blanc : Faut-il cultiver notre jardin ? Interdépendance et vulnérabilité du monde des Lumières à aujourd’hui.
Nous essaierons d’analyser la pertinence aujourd’hui de la phrase de Voltaire dans Candide « il faut cultiver notre jardin ». Quand Voltaire l’énonça il s’agissait de produire le modèle d’une communauté de travail dans un monde de désastres et de catastrophes. Le sens de la formule a changé et porte des engagements politiques différents, habités en particulier par l’importance de l’écologie politique et, plus généralement, d’un « prendre soin » de soi, des autres et du monde. Le jardin peut-il signifier un nouveau souci de soi ?
NOTES BIO
Fabienne Brugère Le Blanc
Professeure de philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Depuis le 20 novembre 2019, elle préside la ComUE Université Paris Lumières. Elle est responsable (en collaboration avec Guillaume le Blanc) de la collection « Diagnostics » aux éditions du Bord de l’eau et (en collaboration avec Claude Gautier) de la collection « Perspectives du care » aux Editions de l’ENS Lyon, elle est également membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Elle a dispensé également des cours dans les Universités de Hambourg, Munich et Québec. Elle travaille sur la philosophie de l’art, sur la philosophie morale et politique. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont ces dernières années : Le sexe de la sollicitude, Seuil, 2008 ; Philosophie de l’art, PUF, 2010 ; L’éthique du care, PUF, 2011 (dernière édition, 2017) ; Faut-il se révolter ? , Bayard, 2012 ; La politique de l’individu, Seuil, 2013. Elle a dirigé de nombreux livres sur Spinoza, Foucault, Judith Butler, le libéralisme, l’œuvre d’art. Elle a publié ces dernières années avec Guillaume le Blanc La fin de l’hospitalité chez Flammarion en 2017, et en 2019 On ne naît pas femme, on le devient chez Stock et Care Ethics ainsi que The Introduction of Care as a Political Category, Peeters. Elle a sorti dernièrement avec Guillaume le Blanc chez Flammarion en février 2022, Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe.
Vincent Delecroix
Philosophe et romancier, Directeur d’études en philosophie de la religion à l’École Pratique des Hautes Études (Paris). Spécialiste de la philosophie de Kierkegaard, il a également publié des essais sur le thème de la perte, de la négation, du deuil et de la consolation. Il a reçu le Grand prix de littérature de l’Académie française pour Tombeau d’Achille et l’ensemble de son œuvre. Derniers ouvrages parus : Consolation philosophique, Paris, Payot et Rivages, 2020 ; Leur enfance, Paris, Payot et Rivages, 2022.
Małgorzata Jacyno
Professeure à l’Université de Varsovie, sociologue, chercheuse sur les aspects culturels de l’ordre de classe ainsi que sur les inégalités sociales et l’exclusion. Elle est auteure et co-auteure de nombreux articles et livres influents, notamment la monographie Kultura indywidualizmu, PWN, 2007. Actuellement, en coopération avec Oficyna Naukowa, elle met en œuvre le projet NPRH lié à la publication d’une série d’ouvrages français en sciences humaines et sociales (Dominique Wolton Information et communication ; Luc Boltanski Investigations et conspirations ; Stéphane Beaud, Michel Pialoux Retour sur la question ouvrière ; Lucien Karpik L’économie de l’individualité ; Luc Boltanski, Éve Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme).
Michał Kozłowski
Philosophe, sociologue et publiciste. Enseignant à l’Université de Varsovie. Il est le co-rédacteur de la revue trimestrielle Bez Dogmatu et de la version polonaise du Monde Diplomatique. Il a publié, entre autres dans Open Democracy, Il Manifesto Globale, Contretemps, Les Possibles, Politique et Culture, Res Publica Nowa, Krytyka Polityczna, et ldans ’hebdomadaire Przegląd. Son dernier livre, Znaki równości (2016) est consacré au problème de la construction sociale de l’égalité.
Stanisław Krajewski
Professeur à la Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie. De 2012 à 2020, président du conseil scientifique de l’ancien Institut de philosophie de l’Université de Varsovie. Il est auteur de nombreux livres et d’articles dans le domaine de la logique et de la philosophie des mathématiques, ainsi que de textes sur le judaïsme, les expériences juives et le dialogue judéo-chrétien. Il est co-fondateur et co-président du Conseil polonais des chrétiens et des juifs. Il a co-créé l’exposition D’après-guerre au Musée POLIN de l’histoire des juifs polonais à Varsovie. Ses livres incluent Twierdzenie Gödla i jego interpretacje filozoficzne: od mechanicyzmu do postmodernizmu (2003), Czy matematyka jest nauką humanistyczną? (2011), What I Owe to Interreligious Dialogue and Christianity (2017), Żydzi w Polsce – i w Tatrach też (2019).
Ariadna Lewańska
Elle a étudié à l’Institut de philosophie de l’Université de Varsovie et au Centre de recherches politiques et sociologiques Raymond Aron (EHESS) à Paris. Elle prépare une thèse de doctorat sur la question de la société ouverte, sur les relations entre la philosophie, la science, la politique et la religion. Elle est traductrice, auteure et enseignante à l’université.
Stéphanie Ruphy
Professeure de philosophie des sciences à l’Ecole normale supérieure (Ulm) – Université PSL. Elle est également directrice de l’Office français d’intégrité scientifique (Ofis).
Urszula Zbrzeźniak
Membre de la Faculté de philosophie de l’Université de Varsovie. Elle s’occupe de la philosophie continentale contemporaine avec une attention particulière pour la pensée française. Ses recherches portent sur le poststructuralisme et l’herméneutique. Elle a publié de nombreux articles consacrés aux problèmes de la pensée politique contemporaine et aux problématiques liées à l’éducation. Ses principaux travaux sont : Michel Foucault ku krytycznej ontologii nas samych oraz Genealogia i emancypacja, qui proposent une interprétation de thèses choisies des penseurs continentaux et se concentrent sur des problèmes liés à l’histoire et à la mise en place d’une politique émancipatrice.