La condition numérique : individu, société, politique

Dans le dossier de la semaine de “Kultura Liberalna” consacrée à la condition numérique, les intellectuels européens – Zygmunt Bauman, Claus Leggewie et Michel Serres – nous parlent de leurs représentations de l’agora contemporain transposé sur le web et des enjeux du numérique auxquels nos sociétés doivent faire face aujourd’hui.
Le dossier a été créé en coopération avec le Centre de civilisation française et d’études francophones de l’Université de Varsovie. Il ouvre le débat sur l’impact des nouvelles technologies dans tous les domaines de nos activités, discussion qui sera poursuivie lors des Entretiens de Varsovie, organisés par la Chambre de commerce et d’industrie française en Pologne.
Dessin : pour Kultura Liberalna, Anna Krzysztoń.
Le temps des utopistes numériques, Michel Serres dans un entretien avec Jaroslaw Kuisz
Quel est l’impact des nouvelles technologies sur notre vie ? Jusqu’à quel point les smartphones ont-ils changé la vie de l’homme ordinaire – et quelles peuvent en être les conséquences pour la démocratie ? Jarosław Kuisz pose ces questions à Michel Serres, philosophe français.
Jarosław Kuisz: Vous êtes l’un des plus grands experts dans le domaine de la philosophie de la science et des transformations technologiques du monde moderne. Votre dernier livre porte le titre de « Petite Poucette ». Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une histoire adressée aux enfants …
Michel Serres: J’y ai dessiné le portrait de personnes qui ne peuvent pas se séparer de leur téléphone portable. Qui communiquent avec le monde en cliquant sans arrêt sur le clavier à l’aide d’un ou de deux pouces. Il ne s’agit donc pas d’enfants, mais de personnes qui ont actuellement entre 20 et 35 ans, qui ont grandi entourées des nouvelles technologies. Ces technologies ont discrètement changé et continuent à changer beaucoup d’habitudes culturelles. Notre relation avec le temps et l’espace évolue – comme il est facile de contacter n’importe qui, à n’importe quel moment et où qu’on soit ! Nous nous sommes affranchis de la fixité primaire du téléphone. Nous n’avons plus besoin de prendre des rendez-vous. Nous pouvons envoyer des messages qui peuvent être lus quand l’autre personne le souhaitera. Nous avons cessé d’exister dans le même espace et dans le même temps.
La politique est une activité élitaire, Claus Leggewie dans une entretien avec Łukasz Pawłowski
Le politologue allemand explique comment développer la démocratie participative sans participation massive et pourquoi les nouveaux médias peuvent tout autant soutenir qu’affaiblir ce processus.
Łukasz Pawłowski : Vous êtes un partisan fervent de la réforme des démocraties occidentales par l’accroissement de l’engagement politique des citoyens. En même temps, vous portez un regard sceptique sur le rôle des nouveaux médias dans ce processus. Pourquoi ?
Claus Leggewie : À mon avis, la démocratie participative est fondée principalement sur les consultations, les délibérations et sur une profonde compréhension des questions qui comptent pour la société. Les médias sociaux ne sont, à cet égard, qu’un outil et non une solution, même si de nombreux activistes et analystes sociaux surestiment les profits que peut apporter à la démocratie ce que l’on appelle la révolution numérique. Il faut utiliser tous les moyens permettant de rendre la démocratie participative moins populiste et plus délibérative et réflexive. Mais, ce faisant, n’effaçons pas la frontière entre les objectifs eux-mêmes et les moyens de leur réalisation.
A la place de l’agora, le palais des glaces, Zygmunt Bauman pour Kultura Liberalna
L’espoir que la technologie informatique sauvera la démocratie et construira une agora supranationale – ou plutôt qu’elle la remplira d’hommes discutant des problèmes et de leurs solutions en commun, et tranchant la question du comment et du pourquoi faire – est toujours vif, même si l’expérience accumulée jusqu’à présent lui fournit de moins en moins de quoi se nourrir.
La politique sans importance
Bien qu’Internet et les ordinateurs de poche aient rendu puérilement facile l’accès à la « sphère publique » – comme à ces magasins ouverts 24 h/sur 24, dimanche et fêtes compris, donc à notre service à toutes heures – en même temps, ces instruments ont privé cette sphère d’un contenu considéré par principe comme important et digne d’attention. L’expérience nous indique que nous utilisons, le plus souvent et le plus facilement, cet accès à l’arène publique non pour participer à la gouvernance (sans parler d’endosser de la responsabilité de l’état de choses ambiant), mais pour exprimer la méfiance face au fait d’être gouverné ; non pour construire les programmes de réparation des maux de la vie commune, mais pour critiquer les pratiques de ceux qui sont appelés à le faire ou y aspirent.